Histoire de la protection de la nature et de l’environnement
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PRIOTON Jean (1898-1985)

Jean Prioton, né à Angoulême le 20 janvier 1898 où son père sera directeur des Services Agricoles, va faire toute sa carrière de forestier dans le Sud de la France, en particulier pendant trente ans dans l’Hérault.

Après des études supérieures perturbées par la guerre, entrée à l’Institut National Agronomique avec la 38ème promotion (1915-1917), il n’accède à l’École Nationale des Eaux et Forêts qu’en 1919 (94ème promotion) après démobilisation et lors de la réouverture générale de l’École en 1919.

Ses deux premiers postes, en qualité de garde-général, le conduisent en 1923 au Vigan (Gard) où son inspecteur est M. Nègre et son conservateur R. Ducamp, puis en 1925 à Millau (Aveyron) où le conservateur est L. Dupré la Tour, régions qu’il retrouvera ultérieurement dans les deux conservations qu’il dirigera.

En 1927, il est nommé à Montpellier comme inspecteur-adjoint auprès de C. Reverdy. Il reste à cette résidence trente-cinq ans sous diverses fonctions, jusqu’à la retraite, excepté le temps d’une mutation promotionnelle de cinq ans en Haute-Garonne [1].

La vie est si courte, au fond, que si l’on ne reste pas fidèle à quelques idées, à quelques personnes, on ne peut prétendre à rien. J. Prioton (in litt. 1969)

Jean Prioton tel que je l’ai connu ! Ai-je réellement bien connu cet homme à la personnalité pourtant affirmée ? Cet être bien souvent secret ? Cet ami, cet excellent ami, quelquefois déconcertant par l’intransigeance qu’il montrait à l’égard de ses convictions et les exigences que cette attitude entraînait ? Qui peut prétendre connaître autrui, et même bien se connaître soi-même ?

Le conservateur Prioton était considéré par certains, qui l’approchaient peu, comme quelqu’un à l’autorité tranchante, d’un abord difficile. Ce qui n’était pas le cas : il était réservé. Son attitude n’avait aucune raideur, encore moins était-elle condescendante. Jean Prioton était un être discret et même plutôt timide. Pourtant, dans ses interventions, soit verbales, soit écrites, il s’exprimait avec une particulière aisance. Ses propos, clairs, précis, étayés, véhéments lorsque le sujet le réclamait, ne laissaient jamais indifférent.

De taille plutôt petite, très mince, son physique ne pouvait laisser soupçonner l’énergie peu commune qui animait cet homme. Sa voix avait de l’ampleur, de la fougue, de la chaleur. La sincérité de Jean Prioton ne faisait aucun doute pour personne. Ses paroles étaient toujours en accord avec ses actes, chose difficile entre toutes. Haïssant le mensonge plus que toute autre faiblesse humaine, les faux-semblants, il évitait, lorsqu’il le pouvait, les présomptueux, les opportunistes, les êtres inconsistants.

Une sensibilité profonde, qui n’était réellement décelable que par ceux qui avaient la chance de bénéficier de sa précieuse et fidèle amitié, l’éloignait parfois de ses semblables, de ses proches, quoiqu’il y pût faire. A tort, on croyait voir là des mouvements d’humeur. Il en souffrait, car il éprouvait le besoin sincère de communiquer, d’aller vers l’autre. Il s’abstenait à regret, ne pouvant témoigner comme il l’eût souhaité. Dans la fréquentation assidue de la nature il trouvait l’occasion d’être lui-même, d’apaiser certains doutes, de fortifier ses convictions. Aussi réalisait-il de fréquentes courses en montagne, à pied ou à ski. Il devenait alors un compagnon merveilleux, enthousiaste, enjoué, lyrique, qui admirait et observait la vie de la nature dans toutes ses manifestations, les plus spectaculaires comme les plus humbles. Les minutieuses études botaniques et entomologiques auxquelles il se livrait ont fait l’objet de nombreuses publications très appréciées des spécialistes.

Un précurseur de la protection de la nature

Jean Prioton lutta toute sa vie durant pour un usage mesuré, raisonné et harmonieux de la nature, dans l’intérêt de celle-ci mais aussi de celui des hommes, qui en dépendent. Forestier de vocation, il était très soucieux du maintien des équilibres naturels. La sylviculture uniquement axée sur la production de matière ligneuse résultant de peuplements monospécifiques, ne pouvait obtenir son adhésion. Avant l’heure, il prônait, à côté de la forêt de production de bois, « la forêt d’accueil et d’animation, liée non seulement au tourisme périurbain et / ou estival, mais aussi à la pratique cynégétique ; la forêt de protection intégrée à la politique plus générale des parcs et des réserves à but scientifique et éducatif ».

Encore qu’à l’époque où le Conservateur Prioton était en activité, l’administration des Eaux et Forêts ne se livrait pas à l’enrésinement poussé auquel procéda l’Office National des Forêts, établissement public à caractère industriel et commercial, qui devait lui succéder en 1964. Cette politique conduisit à de tels excès qu’un nécessaire révisionnisme dut être opéré dans les années quatre-vingt, mettant un frein à ces « reboisements coupables » dénoncés par Jean Prioton [2].

Son projet avant-gardiste : faire du Caroux un parc national

Lorsqu’en 1950, Jean Prioton publia son travail relatif au projet de parc national du Caroux (à titre personnel, ainsi qu’il prit soin de le préciser ; ce qui expliquera bien des situations à venir), il avait cinquante-deux ans. L’âge de la pleine maturité, de l’expérience. Il avait capitalisé de grandes connaissances, beaucoup travaillé, beaucoup vu. Il s’était investi dans de justes causes et en particulier celle de la protection de la nature. Cet homme imaginatif et passionné, qui aimait l’action, voulait à présent faire de la protection de la nature appliquée, dans le cadre d’un projet qu’il mit soigneusement au point : la création d’un parc national. Pour cela, il avait sollicité l’avis et obtenu le soutien de très nombreuses personnalités du monde scientifique, dont celui du professeur Louis Emberger, directeur de l’Institut de botanique de Montpellier, du monde politique, ainsi que de ses maîtres ou camarades forestiers, tels que Philibert Guinier, ancien directeur de l’Ecole Nationale des Eaux et Forêts, Max Nègre, inspecteur général des Eaux et Forêts, promoteur de la réserve intégrale d’Héric, auxquels il dédia son ouvrage ; Larrieu, inspecteur général des Eaux et Forêts ; Rol, sous-directeur de l’Ecole Nationale des Eaux et Forêts ; Gobert, Conservateur des Eaux et Forêts à Grenoble, membre du Conseil National de Protection de la Nature, etc. C’est de cette époque que datent nos premières rencontres et le début d’une longue amitié.

Le territoire sur lequel il avait fixé son choix, le massif du Caroux-Espinouse, se prêtait tout à fait à une réalisation semblable à celles qu’il avait visitées : parc national suisse, parc National du Grand Paradis (Italie), parc national d’Ordesa et parc national d’Aigues Tortes (Espagne), ou proches de celles sur lesquelles la littérature aurait pu l’éclairer. L’originalité orographique et climatique de cet espace non encore dénaturé par l’homme, conditionnait la présence de plantes et d’animaux spécifiques ou, au contraire, d’une flore et d’une faune qui se trouvaient aux limites de leur aire d’extension, ce qui valut au Caroux d’être qualifié de « carrefour biologique ». Quant à la qualité des paysages, elle devait être respectée pour « servir les aspirations sportives, esthétiques et morales de nos semblables ». Il convient d’ajouter que le massif du Caroux-Espinouse était connu et apprécié des naturalistes, des alpinistes, et que plusieurs réalisations allant dans le sens du projet qu’il suscitait avaient vu le jour. Ainsi, dès les années 1920, le massif s’était ouvert au tourisme et d’abord aux grimpeurs du Club Alpin Français (CAF) qui y avaient tracé des voies d’escalade. L’intérêt botanique des gorges d’Héric avait justifié auprès du conservateur des Eaux et Forêts, Max Nègre, le prédécesseur de Jean Prioton, la création d’une réserve intégrale d’une trentaine d’hectares par le ministre de l’Agriculture en 1933 et leur nature sauvage avait conduit, l’année suivante, à leur classement au titre de la loi de 1930 sur la protection des sites.

Le problème – de taille – était l’absence d’une législation française relative aux parcs nationaux, dont aucun n’existait encore dans notre pays. Il fallait donc simultanément militer pour la création du Parc national du Caroux et agir pour que fût votée une loi sur les parcs nationaux en France [3]. Vaste ambition, difficile à réaliser ! Pourtant, cela n’était aucunement fait pour décourager l’homme décidé qu’était Jean Prioton. Il s’attaqua à la besogne avec résolution, publia beaucoup d’articles, donna de multiples conférences, rencontra de nombreux responsables. Son nom était à présent connu de tous ceux qui de près ou de loin s’intéressaient à la protection de la nature en France – et même à l’étranger. Au bout de vingt-trois années d’une action tenace et méthodique, les choses finiront par aboutir (sans répondre tout à fait aux objectifs initiaux). Pour parvenir à ce résultat, une association avait été créée, l’A.P.N.C. (Association du Parc National du Caroux) forte de près de quatre-cents membres acquis à la cause ; qui bénéficiait de sympathies et d’appuis administratifs et politiques. Le projet, qui s’étendait au départ sur une quinzaine de milliers d’hectares, avait, dès 1949, reçu le soutien du comité régional du tourisme et celui, en 1951, du Conseil National de la Protection de la Nature suivi, en 1956, d’un avis favorable du conseil général de l’Hérault. Le projet prenait forme dans le contexte du vote de la loi sur les parcs nationaux. En 1963, une étude démontrait que le parc national du Caroux pourrait s’étendre à l’ensemble du massif de la Montagne Noire.

La création d’un parc national dans un arrière-pays qui se dépeuplait, comme l’envisageait le Conservateur Prioton (et les mesures protectionnistes qu’elle impliquait) ne posait pas de problème majeur à l’époque. Elle ne lésait les intérêts réels ou supposés de personne. Bien plutôt était-elle perçue comme un élément intéressant qui pouvait contribuer à revitaliser une région montagneuse pour laquelle nul avenir ne se dessinait. En ce temps-là, rien ne laissait prévoir qu’il serait réalisé, peu d’années plus tard, un aménagement touristique du littoral du Languedoc-Roussillon d’une envergure telle que celle que nous avons connue. Il ne pouvait non plus être imaginé, dans les mêmes années, l’accroissement brutal de la population du Languedoc méditerranéen consécutif au rapatriement des Français habitant l’Afrique du Nord.

Du parc national au parc naturel régional

Ces événements provoquèrent une profonde mutation de l’espace littoral qui détermina vraisemblablement la prise de décisions nouvelles relatives au statut que l’on allait accorder au Caroux-Espinouse. D’autres éléments s’y greffèrent.

Soucieux de la dégradation du Sidobre et de l’économie de la partie montagneuse de son arrondissement, Cécil Mullins (sous-préfet de Castres) fit naître l’idée d’un parc naturel régional Midi Languedoc sur 300 000 hectares de territoire. En 1967, des études étaient lancées par la DATAR, rejointe dans cette démarche par le conseil général du Tarn cette même année, et par le conseil général de l’Hérault l’année suivante ainsi que celui de l’Aude. Elles étaient confiées au Bureau d’Etudes Régionales et Urbaines (BERU) et à l’Office National des Forêts (ONF). Un chargé de mission, ingénieur du Génie Rural, des Eaux et des Forêts, Gilles NAUDET, était à pied d’oeuvre et dès le mois de juin 1969 un avant projet de Charte était élaboré pour un territoire intéressant environ 170 000 hectares sur les trois départements. Finalement, après quelques autres péripéties, dont le retrait de la partie audoise du projet, un parc naturel régional du Haut Languedoc était crée par décret le 22 octobre 1973.

Les objectifs d’un parc naturel – formule mise au point à la fin des années soixante, sur des modèles allemands et britanniques en particulier – s’adaptaient sans doute mieux au rôle que l’on entendait faire jouer à présent, et prioritairement, à ce territoire : espace de loisirs complémentaire de celui du littoral, destiné à un tourisme vert diffus ; qui pourrait également bénéficier de mesures de rénovation rurale. La superficie initialement prévue pour le parc national avait évoluée entre 15 et 40 000 hectares. Elle passa à 145 000 hectares avec le parc régional. Il y avait là un indice.

Par ailleurs, et de toute évidence, les importants travaux de reforestation qui étaient à présent effectués dans cette région (surtout dans la partie Ouest de celle-ci où le climat, d’influence océanique, était propice à la végétation forestière) et que l’on entendait poursuivre jusqu’à leur terme, pouvaient plus facilement s’intégrer à un parc naturel qu’à un parc national.

Retraité, mais plus combatif que jamais !

Le Conservateur Prioton avait pris sa retraite en 1962, un an avant la date à laquelle il devait légitimement faire valoir ses droits à celle-ci, tant était grande sa hâte de prendre du champ – les choses avaient évolué depuis lors, comme nous venons de le voir. Son activité protectionniste ne s’était pas ralentie. Tout au contraire. Maintenant libre de ses actes, il pouvait s’engager comme il l’entendait. Il ne s’en priva d’ailleurs pas ; se rendit davantage sur le terrain, intervint énergiquement chaque fois qu’il le jugeait nécessaire ; rédigea des articles de plus en plus incisifs ; se démena pour faire entendre son message. Bien sûr, il continua de participer étroitement à l’activité de l’A.P.N.C. ; néanmoins, en 1963, il souhaita quitter son poste de vice-président de cette association pour occuper celui de membre d’Honneur Bienfaiteur. Pourquoi ? Parce qu’ainsi il pouvait bénéficier d’une liberté plus grande, agir à titre privé, s’exprimer à sa guise sans engager la responsabilité de l’association ; sans non plus devoir aligner sa pensée et ses actes sur la politique de celle-ci. Il voulait disposer entièrement de sa personne. La même année, il publia une plaquette : Alpes, Pyrénées, Cévennes, bilan nostalgique de son action en faveur de la protection de la nature, assorti de réflexions sur ce thème, et de souvenirs… Cette sorte d’examen introspectif le libéra-t-il en partie des amertumes ressenties, lui permit-il de faire le point, de se livrer à des analyses nouvelles ? Ou bien contribua-t-il à renforcer ses convictions ? Ce fut une période de crise qu’enregistrèrent ceux qui le fréquentaient ; mais non de paralysie. Ses différentes activités furent poursuivies. Sa vigilance toujours en éveil, il continuait à réagir promptement et avec vigueur. L’anecdote suivante illustre parfaitement l’état d’esprit dans lequel se trouvait Jean Prioton au cours de ces années.

En 1959, alors que Jean Prioton était encore en fonction, une vingtaine de forestiers britanniques appartenant à l’« Imperial Forestry Institute » et dirigés par un professeur de l’Université d’Oxford, vinrent effectuer une tournée d’étude dans les régions reboisées de quelques-uns de nos départements méridionaux, dont l’Hérault. Des forestiers français accompagnaient ces visiteurs. À cette occasion, et comme il se devait, des discours furent prononcés par différents participants des deux nationalités. Toutes ces allocutions furent traduites. Il n’était pas prévu que le Conservateur Prioton intervînt à l’étape de la Salvetat où fut servi un repas. Très susceptible, Jean Prioton, s’estimant brimé, s’octroya la parole. Comble d’irrévérence, il s’exprima en anglais, langue qu’il possédait bien, et en profita pour présenter la région ainsi que le projet du parc national du Caroux, dont on ne souhaitait pas particulièrement qu’il fût question. Ce genre d’incartade était naturellement peu fait pour plaire à tout le monde ! Pourtant, quelques mois auparavant, il m’écrivait : « Je perds le goût de la bagarre, ce qui est mauvais signe. » [4].

En 1971, il prit une part très active au meeting du Caroux, organisé par la Société de Protection de la Nature du Languedoc-Roussillon – qui succéda à l’A.P.N.C. –, le Club Alpin Français et le Club Cévenol notamment, pour protester contre le projet d’ouverture d’une route sur le plateau du Caroux. Trente associations participèrent à cette manifestation digne et mémorable qui s’inscrivit dans le Livre des Grandes Heures du Caroux. Elles regroupèrent plus de mille personnes. L’allocution que prononça Jean Prioton à cette occasion, à côté de celles de sept autres orateurs, universitaires ou dirigeants d’associations, témoigna de la farouche détermination de celui-ci à sauver ce qui devait être sauvé, à dénoncer les entreprises préjudiciables à la conservation des sites et des milieux naturels, à s’opposer à l’arbitraire.

Le « Larzac » : son dernier combat

Survint la fameuse « Affaire du Larzac » dans laquelle il s’engagea corps et âme, trouvant à mener là un combat à sa mesure. Il la considérait comme étant « le test national majeur du moment ». Il faut dire que dès 1932 Jean Prioton avait publié de rigoureux travaux sur le Larzac et qu’il se rendait chaque année sur le Causse pour s’y livrer à diverses études et observations, botaniques et entomologiques notamment. Il connaissait donc parfaitement le site et pouvait argumenter pour que fût assurée sa protection.

La défense du Larzac fut très largement médiatisée – l’aspect naturaliste à lui seul, et avec juste raison, tant les richesses du Larzac sont vastes en ce domaine, avait mobilisé beaucoup de monde. Cette « affaire », dans laquelle il s’était totalement investi, incita de plus en plus Jean Prioton à durcir ses positions, à se livrer à des actions personnelles – de franc-tireur, pourrait-on dire. D’autant qu’au cours des mêmes années il voyait s’écrouler, avec combien de regrets, avec quelle déception, son projet de création du parc national du Caroux – auquel il avait consacré le meilleur de lui-même - qui laissait place à une autre réalisation avec des objectifs différents. Ne s’est-il pas senti, alors, lâché par les siens [5] ? Je ne peux m’empêcher de songer à cette lettre reçue de lui, quelques années plus tôt [6], au lendemain d’une journée particulièrement réussie qui nous avait conduits dans sa « chère forêt du Crouzet ». Là, tout en cheminant dans les allées saupoudrées de neige, disponibles, nous avions conversé, nous remémorant divers événements que nous avions partagés et sur lesquels, le recul aidant, nous nous livrions à des analyses nouvelles. Nous avions causé, longuement, stimulés par l’aménité des lieux. Sa lettre, en quelque sorte, prolongeait le tête-à-tête interrompu. Dans celle-ci, il évoquait certains temps forts de sa vie de naturaliste : observations éblouissantes d’oiseaux en Camargue, visites de sites privilégiés associées, bien souvent, à la rencontre de personnages estimés. Il terminait cependant sa longue missive sur une note quelque peu désabusée : « Tout cela pourquoi ? Pour rien, pour le plaisir de ressusciter les enthousiasmes passés, des découvertes heureuses, des contacts humains bénéfiques et aussi, à la réflexion, pour témoigner d’une continuité de vues à travers les années. Mais l’expérience personnelle est incommunicable ; elle s’accroît avec l’âge (comme il est dit : j’ai vécu et j’ai eu de la chance) ; elle permet certains jugements équilibrés (apparemment acceptables, même en période de mutation et de tempête) mais sans valeur pratique. Elle permet de sourire, ou d’éclater de rire, ou de taper sur la table, le tout en vain. Que voilà des feuilles mortes ! J’espère que vous n’en avez pas au-dessus des genoux, comme il m’advint dans le Mascar, le jour de la découverte du Lac Bond ! »

Une satisfaction – que je partageais avec lui – lui fut malgré tout apportée : la création, dans le même temps, de la réserve nationale de chasse et de faune sauvage du Caroux-Espinouse [7], destinée à assurer la protection du mouflon de Corse, dont l’introduction dans le massif, effectuée au cours des années cinquante, avait représenté l’un des objectifs majeurs de son projet. Celle-ci constituait une réalisation tout à fait indépendante de celle du parc régional dont le statut, contrairement à celui d’un parc national, ne permettait pas de garantir l’avenir d’une espèce animale. Les ongulés avaient prospéré assez rapidement et attiré, par leur grande qualité, l’attention des chercheurs du Muséum national d’histoire naturelle, parmi lesquels des mammalogistes connus tels que F. de Beaufort, P. Pfeffer, H. Genest, F. Petter, M.-Ch. Saint-Girons, ainsi que G. Tendron et J. Dorst sous-directeur de cet établissement dont le directeur était Roger Heim (président de l’UICN de 1954 à 1958). Le Conseil supérieur de la chasse en la personne de F. Vidron, son secrétaire général, s’était vivement intéressé à la population du Caroux.

« Adieu à la nature sauvage »

En 1972, Jean Prioton publie un pamphlet dans lequel il dresse l’état des lieux – peu brillant – de la nature en France, dénonce les carences et propose des actions à mener. Ce travail s’intitule Adieu à la nature sauvage, de l’élégie à l’action directe, en attendant la Charte de la Nature. Il reprend, en le complétant, un précédent travail au titre non moins significatif : « L’action directe au service de la protection de la nature » (1969), dans lequel il déclarait déjà : « Nous avons l’impression réconfortante et parfois la certitude que l’action directe, qu’elle soit violente ou non violente, est actuellement soit envisagée, soit déjà pratiquée par de nombreux Protecteurs, écœurés des manœuvres et mensonges de leurs adversaires, comme de la pagaille administrative et lassés tant de la ladrerie financière que des incompréhensions, des atermoiements, des compromissions et des actes autoritaires du Pouvoir ».

Ses prises de position irréductibles (conséquence de trop nombreuses luttes menées sans succès) finirent par éloigner Jean Prioton de la S.P.N.L.R. et par nous éloigner l’un de l’autre. Nos positions respectives étaient devenues difficilement conciliables. Agissant seul, n’étant responsable que de lui-même, estimant sans doute n’avoir plus rien à perdre, Jean Prioton avait une totale liberté de mouvement dont ne pouvait bénéficier la S.P.N.L.R., ni moi-même qui en étais l’un des dirigeants, sous les présidences successives de F. Hüe, attaché au laboratoire d’ornithologie du Muséum national d’histoire naturelle, et du professeur J.-A. Rioux, directeur du laboratoire d’écologie médicale de la faculté de médecine de Montpellier. La rupture définitive fut consommée en 1975. Elle mit douloureusement fin à vingt-cinq ans d’amitié profonde et d’action militante partagée.

Ces lignes – bien modeste contribution – sont destinées à honorer la mémoire d’un homme en tous points remarquable, d’un précurseur auquel je dois beaucoup et pour lequel j’éprouvais une très grande et très respectueuse admiration. Un homme qui, comme certains autres, eut le grand tort d’avoir raison trop tôt.

Jean Prioton s’éteignit à Montpellier le 3 février 1985, à l’âge de quatre-vingt-sept ans.


Par Gilbert Massol


[1in L’Hérault et ses forêts, une histoire d’hommes, par J.-L. Roque, Editions Nouvelles Presses du Languedoc ; Sète. Avec l’aimable autorisation de l’auteur

[2In litt. 15 mai 1963.

[3La loi instituant les parcs nationaux sera adoptée le 22 juillet 1960

[4In litt. 26 mars 1959

[5N’y aurait-il pas un rapprochement à établir entre le destin de J. Prioton et celui, dramatique, du forestier Georges Fabre (†1911), le grand reboiseur de l’Aigoual ? Homme de terrain et naturaliste comme lui ? Qui eut à souffrir, comme lui, de certaines « incompréhensions » ?

[6In litt 11 décembre 1967. Le 1er mars de la même année avait été signé le décret instituant les parcs régionaux…

[7MASSOL G. (1991). La Réserve Nationale de Faune du Caroux-Espinouse, espace privilégié du Mouflon de Corse : 208 p., chez l’auteur, à 34240 Lamalou-les-Bains


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