Histoire de la protection de la nature et de l’environnement
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Naissance du domaine public de l’environnement avec les 100 mesures

Comme l’a montré Virginie Tournay dans l’analyse du changement institutionnel, le domaine public est un contenant, qui suppose d’une part la création d’une intériorité avec des acteurs qui se reconnaissent entre eux comme étant du même monde, et d’autre part des interlocuteurs et des événements externes (Tournay 2014). Quelle est la consistance de cet Environnement, catégorie de l’action publique, qui n’est pas justiciable d’une observation directe ou d’une définition précise et totalement cohérente ?

En se posant cette question, l’historien s’acculture à une période passée, de laquelle il va apprendre avec les acteurs à distinguer, le principal du secondaire, le dicible et l’indicible, et les arènes dans lesquels il est convenu de discourir sur le sujet et comment. Autrement dit cela dénote une posture de membre au sens de Harold Garfinkel (1967). Or la période des « 100 mesures pour l’environnement  », c’est-à -dire le tournant 1970 est l’occasion pour les personnes fréquentant le monde administratif de près ou de loin, de se faire une idée nouvelle d’un mot, qui rentre dans les dictionnaires en 1963, n’apparaît pas dans les bandeaux de la presse quotidienne avant 1971, etc. La question qui se pose alors est la suivante : quel univers de référence et d’allant de soi se recompose autour du terme public d’environnement. On peut regrouper ces allants de soi sous le terme de « référentiel  » terme relativement là¢che proposé par Bruno Jobert et Pierre Muller (1987). Il s’agit de cadres qui ont une visée indissociablement cognitive : décrire la réalité, et normative : imposer une action.

En prolongeant, par cette présente contribution, l’anniversaire des 50 ans des « 100 mesures pour l’Environnement  », avec un grand E, il s’agit aussi de perpétuer ce référentiel et en lui donnant une forme historienne. Pour ce faire, on prendra des exemples issus de la littérature et de recherches modernes sur les catégories administratives définissant un domaine public en abordant respectivement : le label politique, les éléments de langage et le dossier.

1) Le label
L’environnement se caractérise, au moment o๠il prend une dimension publique, par une liste de domaines avec un et cetera. La lettre du Premier ministre Jacques Chaban Delmas du 24 octobre 1969 adressée à 14 ministères stipule :
« Dans le cadre de la politique française d’aménagement du territoire, je vous demande de bien vouloir me soumettre, avant la fin de l’année, un programme d’action propre à assurer une maîtrise plus grande de « l’environnement  », par les moyens notamment de la lutte contre les nuisances, de la réduction du bruit, de l’élimination des déchets, de la sauvegarde des sites et des paysages, de la protection des grands espaces naturels, etc.  »

Ainsi le texte reconnait la nouveauté du terme « Environnement  » qui est un mot synthétique encore peu employé dans les publications. Il s’apparente au « Label  » dont parle Louis Pinto à propos de la catégorie publique de « consommateur  » à savoir un nom unifiant un discours et permettant de faire l’économie d’une définition cohérente de son contenu, en finissant son énumération par un « etc.  » (Pinto 1985 p.86). Le label est donc un élément de langage qui permet de pointer des implicites non-dits, caractéristiques d’un point de vue de membre.

Mais le label fait également autre chose : il synthétise. Il devient une bannière ; un mot d’ordre, un seul mot suffisamment ambigu pour attirer des opinions des revendications, des justifications contradictoires. « L’environnement  » permet de parler à la fois à l’industrie, celle de la dépollution naissante, et aux protecteurs de la nature en lutte contre l’industrialisation. D’ailleurs le label n’innove pas mais rassemble différemment ce qui existait déjà . Il refait du neuf avec du vieux (Lascoumes, 1994) comme un inventaire pragmatique de labels administratifs déjà existants : bruit, pollution, paysage, nature, déchets.

C’est cette opération qui permet une articulation entre toutes celles et ceux chargés de gérer un certain « domaine  » de la société. C’est selon Jobert et Muller une manière de qualifier l’action de l’État comme l’articulation de l’administration au secteur qu’elle administre, à partir d’un langage commun.

2) Eléments de langage
Deux lettres s’étaient croisées sur le bureau du Premier ministre en avril 1969, l’une de son frère d’arme Louis Armand et l’autre de Jérôme Monod et Serge Antoine, tous les trois revenant des USA. En arrière-plan de la lettre du 24 octobre signée par Jacques Chaban Delmas, se trouve ceux qui effectivement l’écrivent. Il y a les Autorités, avec un grand A, dont l’action est d’autoriser par la position décisionnelle dans laquelle elles sont, et puis les auteurs, petit a, qui eux écrivent les documents.

Il faut donc revenir à une attitude ethnographique de l’écriture administrative et analyser le phrasé des textes, et des locutions employées. On peut alors s’inspirer du travail réalisé par des sociologues sur la vie institutionnelle des grandes organisations internationales comme points paroxystique de cette définition et circulation des éléments de langage (Charvolin et Ollivier, 2018). Un élément de langage est un terme utilisé par les manageurs, dans les entreprises, associations ou administrations pour qualifier des suites de mots clés, des phrases, voire des paragraphes entiers, qui sont reproduits systématiquement dans différents contextes, pour stabiliser le sens d’une action, d’un projet ou d’une évaluation. Autrement dit, un élément de langage est une structure relativement stable qui circule largement dans une communauté d’acteurs.

En prenant l’exemple de la création de l’IPBES de 2009 à 2012, la plateforme internationale science/politique sur la biodiversité et les services écosystémiques de l’ONU, nous pouvons tracer de manière précise des genèses et circulations d’éléments de langage sans s’arrêter aux seules Autorités qui les endossent. C’est ainsi que les relations entre science et politique dans le cadre de la genèse de l’IPBES sont décrites communément par le triptyque anglais « Saliency, Credibility and Legitimacy  ». Cette association stable, comme un train de mots employés systématiquement ensemble est relevée dans 47 textes circulant lors des années formatives de l’IPBES. Or seul un document, la Gap Analysis cite une source, celle de Cash D. et al. un article dans les Proceedings of the National Academy of Science de 2003. On peut mener l’enquête plus loin grà¢ce à internet, et répertorier les travaux de l’institut dans lequel professe Cash, la John Kennedy School of Government de Harvard. On y trouve cet article de 2002, intitulé : « Salience, Credibility, Legitimacy and boundaries : linking research assessment and decision making “. Ainsi on peut remonter cette fois non pas dans l’entre soi des conventions de langage des quelques membres d’une communauté d’initiés, mais grà¢ce à l’accessibilité généralisée des documents de l’ONU, et grà¢ce à l’outil internet, à une localisation précise de l’origine publique d’un élément de langage.

Ainsi avec l’appui des archives et d’internet, l’historien peut se remettre dans la peau du fonctionnaire, capable de décoder, derrière les prises de position officielles, les influences personnelles et de positionnement qui les ont nourries, à l’image de Serge Antoine, capable, lorsqu’il est interviewé en 1991, de reconnaître à la lecture de la lettre du 24 octobre 1969, qui l’a effectivement écrite. L’exemple des éléments de langage de l’IPBES s’inscrit sur une scène d’origine éclatée, qui ne correspond pas à une communauté de sociabilité, mais suppose des véhicules pour circuler, dans la distance, d’un acteur à l’autre. Il faut des écrits, des documents, de la communication, bref, des dossiers.

3) Le dossier
Le dossier n’est pas qu’un élément matériel du travail administratif, il est aussi, « défendu  », « débattu  » ou encore « nourri  », selon les termes de la profession. Il faut évoquer ici le travail de Cambrosio et al. et leur notion de “dossier†comme catégorie native qui permet d’approcher ces allants de soi qui circulent au sein de l’État. La confusion que Cambrosio et al. veulent éviter est de prendre la collection des actes publics pour la réalité de l’activité pratique : conjecturer sur ce que « veut  » Jacques Chaban Delmas, plutôt que d’exhumer les actes de ceux qui travaillent effectivement derrière la performance du Premier ministre, et qui vont instruire les dossiers . Le « dossier  » est pour les auteurs québécois, un terme natif, un allant de soi, qui est l’unité de base de la politique publique, par lequel un enjeu acquière une existence dans le gouvernement et l’administration publique (Cambrosio et al, 1991, p.200). Le problème principal du dossier est très exactement parallèle à celui du « domaine public  » qu’il supporte. Il s’agit de convertir une représentation du monde extérieur à l’administration en monde interne à l’administration. Mais à la différence du label ou de l’élément de langage, le dossier a une existence physique et traçable dans ses circulations, et c’est d’ailleurs un élément important permettant le travail de bureau. Le destin de la représentation de l’Environnement dépend étroitement des pièces réunies dans le dossier et sa circulation.

Ainsi l’inventaire lancé par la lettre du 24 octobre 1969 correspond à l’effort fourni pour réunir les pièces qui vont se retrouver dans le dossier des 100 mesures. Il y a d’abord une première manière d’alimenter le dossier par une investigation, notamment auprès de 14 ministères, et auprès des préfets qui vont lancer un sondage auprès de plusieurs centaines d’associations. Rapidement une douzaine de personnes en tout, dont le noyau dur est à la Datar devient le « comité interministériel de l’environnement  » qui est recruté par Serge Antoine dans les autres ministères selon des connivences personnelles (Bétolaud, Saint Marc, Denieul, Toutain, Caget…). Le dossier n’est pas que lié aux sensibilités et mandats des personnes réunies pour le gérer. Il s’inscrit ensuite dans les règles formelles de composition des fichiers qui le composent. Les pièces du dossier sont pensées selon un modèle permettant de les mettre en série notamment un « formulaire  » qui liste les points suivants : Titre de la mesure, Localisation éventuelle, Auteur de la fiche, Exposé des motifs, Projet, Responsable de la mise en œuvre, Financement, Année de réalisation. Le dossier des 100 mesures recueillera ainsi jusqu’à 164 mesures, qui seront triées ensuite selon leur caractère « faisables  » entendre financièrement et politiquement (pas trop controversée). Ainsi la fiche sur papier libre écrite par Théodore Monod à propos de l’affaire de la Vanoise qui fait rage à l’époque sera par exemple écartée.

Les 100 mesures pour l’environnement sont la première politique de l’environnement française avant la création du ministère de la Protection de la nature et de l’environnement de 1971. Le terme d’environnement a été voué à une certaine postérité, lui qui n’existait pratiquement pas dans la langue française et il existe encore en 2021. Il témoigne de l’importance des institutions d’État pour introduire des catégories dont on se sert dans l’actualité et qui se diffusent durablement dans la société. L’historien, en expliquant, comment ça s’est passé en 1969 et 1970, et en éclairant comment on en est arrivé là , peut contribuer à expliquer le devenir des catégories publiques et prolonger l’histoire au présent.

Références
Cambrosio Alberto , Limoges Camille et Pronovost Denyse, « Representing biotechnology. An ethnography of Quebec science policy  », Social Studies of Science, 1990, vol.20, p.195-227.
Charvolin Florian, Ollivier Guillaume (2018) La biodiversité entre science et politique, Paris, Pétra.
Jobert Bruno, Muller Pierre (1987) L’état en action, Paris PUF.
Pinto Louis (1989) La constitution du « consommateur  » comme catégorie de l’espace public, Paris, CSU.
Tournay Virginie (2014), Penser le changement institutionnel, Paris, PUF.


Par Florian Charvolin
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