Histoire de la protection de la nature et de l’environnement
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DUBOS René-Jules (1901-1982)

René Dubos est né le 20 février 1901 à Saint-Brice-sous-forêt (Val d’Oise), près de Sarcelles, où ses parents possèdent une boucherie. Il entre à l’école primaire à Hénonville (Oise), où ses parents ont transféré leur commerce. Il fait ses études secondaires au lycée Chaptal à Paris. Puis, il entre à l’Institut national agronomique de Paris et obtient son diplôme d’ingénieur agronome en 1921.
La France d’après-guerre connaît une sévère crise économique. René Dubos part donc pour Rome en 1923, où il devient rédacteur à l’Institut international d’agriculture (qui deviendra la FAO en 1945). Puis il s’embarque pour les Etats-Unis en 1924, où il devient assistant de recherches à l’Université Rutgers, dans le New-Jersey. Il travaille d’abord dans une station expérimentale d’agriculture, car il est reconnu comme un spécialiste de la microbiologie des sols, dont dépend leur fertilité. Il se passionne pour les interactions entre éléments minéraux, microfaune et microflore présents dans le sol. Il s’intéresse notamment à la digestion du papier. Cette recherche transversale qui croise géologie, botanique et zoologie peut être considérée comme une démarche écologique avant la lettre.

Une carrière aux États-Unis

Outre-Atlantique, René Dubos prend contact avec Alexis Carrel. Le célèbre chirurgien français, Prix Nobel de médecine en 1912, est établi à New York où il a une chaire de professeur au Rockfeller Institute for Medical Research. En France, la mémoire du chirurgien mort en 1944 portera les stigmates de sa collaboration avec le gouvernement de Vichy et surtout de ses recherches liées à l’eugénisme. Pour l’heure, Alexis Carrel invite le jeune ingénieur français à déjeuner et lui présente un collègue, le professeur Oswald Avery. Le médecin américain est justement à la recherche de quelqu’un qui puisse aider à la découverte de bactéries capables de détruire les pneumocoques de la tuberculose, comme les bactéries du sol digèrent les matières organiques du bois pourri. René Dubos est ainsi recruté à New York pour travailler avec le professeur Oswald Avery au service des maladies respiratoires de l’Institut Rockefeller. Il obtient son diplôme de docteur en médecine (Ph.D) en 1927 et devient chef de clinique sans même avoir reçu de formation médicale.
Le chercheur français apprécie la souplesse des institutions américaines qui, à l’époque, s’intéressent plus aux compétences qu’aux diplômes. A partir de ses connaissances en pédologie, il réussit à extraire d’une bactérie du sol (Bacillus bravis) une enzyme capable de détruire naturellement la capsule du pneumocoque, redoutable vecteur de la tuberculose. Cette découverte pionnière débouche sur la production du premier antibiotique commercialisé : la Gramicidine, qui sert en médecine vétérinaire, guérit les blessures superficielles, désinfecte les plaies et les cavités buccales. Il étudie le rôle des micro-organismes dans les fonctions du tractus gastro-intestinal. Il invente une méthode rapide et sûre pour la culture du bacille de Koch, vecteur de la tuberculose.

Un pionnier de la biologie médicale

En 1932, René Dubos découvre que les microbes développent deux sortes de ferments, les uns « constitutifs », donc immuables, et les autres « adaptatifs », qui évoluent selon leur environnement. Il en déduit le principe de « l’adaptation créatrice » : les êtres vivants portent en eux des gènes programmés, intangibles, et d’autres qui s’adaptent à leur environnement. Cette découverte capitale, qui va bien au-delà de la simple distinction entre l’inné et l’acquis, sera redécouverte soixante-dix ans plus tard, comme l’atteste un article du journal Le Monde du 30 août 2002 intitulé « La nouvelle plasticité du vivant ».
Cette découverte va conduire à la fabrication par Dubos de la tyrothricine puis, par l’Anglais Fleming, de la fameuse pénicilline, remède souverain contre la tuberculose. Au même moment, une autre équipe de l’Institut Rockefeller découvre l’ADN, nouvelle percée majeure de la biologie moléculaire. Est-il jaloux de la réputation acquise par Fleming ? Pas du tout. « Je n’ai pas eu le prix Nobel de médecine, mais tout le monde croit que je l’ai ! ». L’agronome devenu chercheur en biologie médicale va dès lors affirmer que « la constitution génétique et l’environnement, pris dans son entier, jouent un rôle essentiel dans tous les aspects du développement humain ».
René Dubos acquiert une réputation de savant incontournable. Il obtient la nationalité américaine en 1938 et est admis à l’Académie des sciences des Etats-Unis en 1941 pour ses travaux sur la tuberculose. Il fera dès lors toute sa carrière aux Etats-Unis. En 1942, un incroyable et cruel événement vient le confirmer dans sa théorie : sa femme meurt… de tuberculose ! Il s’étonne d’abord que sa femme, qui a vécu en France à la campagne puis dans la verte banlieue de New York, soit emportée par une maladie qui frappe plutôt les déshérités des ghettos, faute d’hygiène et de bon air. Mais en tant que citoyenne d’un pays vaincu, humilié et occupé - la France de 1942 - sa femme aurait peu à peu perdu ses défenses immunitaires. Le désespoir et les microbes associés l’auraient tuée. Cela confirmerait que l’être humain est très dépendant de son environnement, qu’il soit physique, intellectuel ou affectif.
En 1942, devenu veuf, il quitte pour deux ans l’Institut Rockefeller afin d’enseigner la pathologie comparative et la médecine tropicale à l’université de Harvard, dans le Massachussetts. Puis il revient à l’Institut, devenu Université Rockefeller, où il achèvera sa carrière de chercheur.
En 1945 il co-écrit un ouvrage fondamental de biologie intitulé The Bacterian Cell in its Reaction to Problems of Virulence, Immunity and Chemotherapy, avec George Fabyan, Professeur de médecine tropicale et de pathologie comparée, suivi d’une postface de C.F. Robinow. Cet ouvrage, consacré aux propriétés antibiotiques des bactéries du sol, leur vaut en 1948 le prix Albert Lasker, qui récompense une recherche médicale fondamentale. René Dubos devient une sommité médicale aux yeux des Américains. De 1946 à 1972, il publie régulièrement dans le Journal of Experimental Medicine. En 1949, il est nommé membre du comité du Science Service, devenu depuis Société pour la science et le public. Il a toujours considéré qu’il devait faire connaître ses recherches au grand public. Il n’oublie pas sa patrie d’origine et publie en 1950 Louis Pasteur : free lance of science, qui sera traduit en français en 1955. Pasteur est pour lui un modèle car, bien avant lui, il est passé d’une science, la chimie, à une autre, la médecine. D’où son indépendance (free lance).
René Dubos publie beaucoup, surtout en anglais, car il veut répandre son savoir, et même vulgariser, quitte à aborder les problèmes de société. Quelques exemples : Bacterial and Mycotic Infection of Man (1948 et plusieurs rééditions) ; The white Plague : Tuberculosis, Man and Society (1952), écrit avec son frère Jean Dubos ; Biochemical Determinants of microbial Deseases (1954) ; Mirage of Health : Utopias, Progress and Biological Change (1959, traduit en français en 1961).
En 1957, il est nommé professeur à l’Université Rockefeller. Il revient à son héros par un livre en français La leçon de Pasteur (1960) et poursuit ses réflexions favorites avec The dreams of reason (1961), publié en 1964 sous le titre Les rêves de la raison. Puis c’est un livre majeur, The torch of life : continuity in living experience (1962), où il démonte les mécanismes du vivant. Durant les années universitaires 1963/1964 et 1964/1965, il est professeur associé au Centre d’études avancées de l’université Wesleyan, un établissement privé du Connecticut. En 1965, en collaboration avec trois collègues, il publie Le corps, puis, l’année suivante, un rappel de sa thèse principale Man and his Environment : Biomedical Knowledge and Social Action, traduit aussitôt en français.
En 1968, il publie un essai majeur, So Human an Animal, qui lui vaut le prix Pulitzer. L’ouvrage ne sera publié en français qu’en 1972. Le chercheur, toujours soucieux de vulgarisation, multiplie les angles d’attaque dans son domaine favori : Man adapting (1965, traduit en 1973 : L’homme et l’adaptation au milieu) ; Health and Disease (avec Maya Pines, 1965 ; traduit en 1970 : Les maladies) ; un rapport pour le Milbank Memorial Fund intitulé The Disease of Civilization (1969) et un essai lui aussi fameux publié en 1968 : Man, Medicine and Environment (traduit en 1972 : L’homme ininterrompu) .
En 1970, une conférence de René Dubos à l’université de Berkeley (Californie) sur le « génie des lieux » le fait entrer de plain-pied dans la réflexion écologique :
« Tout au long de l’histoire, les hommes ont déstabilisé l’équilibre écologique, d’une façon quasiment générale, par ignorance et essentiellement parce qu’ils s’étaient sentis plus concernés par un profit immédiat que par des objectifs à long terme. Les chèvres ont aidé de façon considérable les êtres humains à survivre car elles possédaient l’aptitude à tirer de la nourriture des terres arides ; mais, très vraisemblablement, elles ont contribué, sans doute bien plus que les bulldozers modernes, à la destruction des terres et à l’accroissement de la désertification ».

« Nous n’avons qu’une terre »

Pour préparer la conférence des Nations unies sur l’homme et son environnement, réunie à Stockholm en juin 1972, il est chargé avec Barbara Ward, une économiste anglaise, de rédiger le rapport intitulé Nous n’avons qu’une Terre, où est formulé le slogan « Penser globalement, agir localement » tiré de la pensée de Jacques Ellul dans La Technique ou l’enjeu du siècle (1954) et Propagandes (1962). Ce rapport n’est pas une feuille de route pour les 58 Etats représentés en Suède, mais un panorama des problèmes fondamentaux que posent « les relations entre l’homme et son habitat naturel, à un moment où l’activité de l’homme exerce sur l’environnement des effets importants ». Le rapport, publié simultanément en huit langues, et la conférence de Stockholm elle-même débouchent sur la création du Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE), installé à Nairobi, au Kenya. René Dubos et Maurice Strong, le Canadien qui lui succède en 1992 à la conférence de Rio, seront considérés comme les pères de la prise de conscience écologique mondiale.
Le septuagénaire n’en ralentit pas moins son rythme étourdissant de publications : A God within (1972 : Les dieux de l’écologie, 1973), Choisir d’être humain (1974), The Professor, the Institute and DNA (1976), The Nature of Life (1978). Le 28 juin 1978, il fait une conférence qui fixe les choses :
« Il me faut affirmer immédiatement que je ne crois pas à la perfection des systèmes naturels, même guidés par l’évolution darwinienne. (…) Je reconnais, il va sans dire, qu’un environnement abandonné à lui-même tend à évoluer vers un état d’équilibre dans lequel la plupart de ses produits sont constamment recyclés. Mais l’établissement d’un tel équilibre n’est pas la preuve que la nature, dans sa sagesse, ait trouvé la meilleure solution possible pour le système écologique en question (…). La persistance d’un tel système ne prouve pas sa qualité, mais seulement qu’il contient en lui-même les conditions nécessaires et suffisantes à son existence. Rien ne prouve que la solution naturelle soit nécessairement la meilleure solution, et, en fait, je crois avec la plupart des humains que l’intervention humaine peut engendrer des systèmes écologiques plus diversifiés, plus intéressants et même plus productifs que ceux établis à l’état sauvage ».
Une profession de foi qui tranche sur celle des partisans, nombreux aux Etats-Unis, de la Deep Ecology. En bon Latin, René Dubos n’idéalise pas la nature. Il est même convaincu que « la Terre a besoin des hommes ». L’agronome sait que l’homme peut aussi bien détruire la nature pour un profit immédiat que l’aménager pour un développement durable (The Resilience of Ecosystems : An Ecological View of Environmental Restoration, 1978). Résolument optimiste, il fait confiance à la science pour trouver les moyens d’exploiter sagement les ressources de la nature, comme le faisaient les moines cisterciens et bénédictins au Moyen-Age. Il constate aussi que la nature est résiliente, comme le prouve la zone démilitarisée entre les deux Corée. La bande de terre de 4 km de large qui, en 1953, étaient truffée de mines, de barrages anti-chars et de tout ce que peut laisser une armée sur le champ de bataille, est devenue une zone naturelle exceptionnelle, où la flore et la faune jouissent d’une tranquillité totale !
Le 16 mai 1979, il passe dans l’émission de Jacques Chancel, Radioscopie, où il affirme être resté français malgré son passeport américain. Il avoue alors son dilemme de chercheur, toujours partagé entre les idées générales, la société, et son souci de résoudre des problèmes pratiques, très concrets. En 1980, ses collègues William et Ruth Eblen créent en son honneur le Centre René Dubos pour l’environnement humain, une association dédiée à l’éducation et à la recherche, qu’il préside. Le Centre achète un terrain de 12 hectares à North Castle, dans l’Etat de New York, qui doit être conservé dans son état naturel. En 1981, pour son ouvrage Courtisons la Terre, publié par Stock, il reçoit le Grand Prix de l’Académie française. Un dernier ouvrage, Célébrations de la vie, est publié l’année de sa mort à New York le 20 février 1982.

Un savant inclassable

Ingénieur agronome, biochimiste, médecin, écologue, enseignant-chercheur, philosophe, humaniste, René Dubos, comme Pasteur, est un savant inclassable. Il a commencé ses recherches en réussissant à isoler les substances antibactériennes provenant de certains micro-organismes du sol, ce qui a conduit aux antibiotiques. Il a ensuite écrit sur la tuberculose, la pneumonie et les mécanismes naturels de l’immunité acquise, les vulnérabilités naturelles et la résistance à l’infection. Il s’est enfin jeté dans la réflexion écologique en général. On peut résumer sa philosophie par cette pensée écrite sur la fin de sa vie : « Il ne faut pas considérer la Terre comme un écosystème que l’on doit, à tout prix, préserver tel quel, ou encore comme une carrière exploitée à des fins égoïstes pour en tirer des profits immédiats. Il faut la regarder comme un jardin que l’on cultiverait pour le développement des potentialités qu’elle offre à l’aventure humaine ».
L’aventure humaine ! René Dubos sait d’expérience que la vie n’est pas un long fleuve tranquille. Nous sommes tous des êtres fragiles et complexes avec, dans notre corps, des gènes et des bactéries que nous ne maîtrisons pas et, autour de nous, un environnement que nous maîtrisons encore moins. La seule chose que nous pouvons faire, c’est tenter de maintenir l’équilibre de notre faune intérieure et utiliser l’environnement extérieur avec ménagement. Reprenant la formule de Voltaire, l’agronome franco-américain conseille de cultiver son jardin. Mais il élargit la formule en demandant à chacun de cultiver son lopin de terre personnel (act local) et de soigner le jardin planétaire (think global).
En 1998, le Centre René Dubos a donné une partie de sa bibliothèque à l’université Pace, un établissement privé qui possède plusieurs campus dans l’État de New York, dont un à Manhattan. On y trouve les œuvres de René Dubos, bien sûr, mais aussi les ouvrages lus et annotés par le savant, ce qui permet de comprendre sa démarche scientifique. En revanche, le terrain acheté par le Centre René Dubos a été revendu en 2009, après plusieurs péripéties juridiques. De ce côté-ci de l’Atlantique, un Cercle René Dubos a été créé à Paris par un neveu du grand homme, afin de conserver le flambeau dans la patrie qui l’a vu naître. Une partie de ses archives a été versée au Musée du Vivant, créé par l’Institut national agronomique de Paris-Grignon et l’École des Eaux et Forêts de Nancy. Enfin, le Centre hospitalier de Pontoise porte son nom en souvenir de son département d’origine.


Par Roger Cans
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