Histoire de la protection de la nature et de l’environnement
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Compte rendu du colloque "nuisibles" du 31 janvier et 1er février 2017

Ces deux journées passées à Paris-La Défense étaient organisées conjointement par l’AHPNE (association pour l’histoire de la protection de la nature et de l’environnement), le comité d’histoire du ministère de l’environnement et les Archives nationales, avec le soutien de la direction de l’Eau et de la Biodiversité du ministère, de la fondation François Sommer, de la SNPN (Société nationale de protection de la nature) et des universités de Caen et de Namur. L’assistance, très variée, a frisé les 200 personnes en deux jours.

Mardi 31 janvier

L’allocution de bienvenue est prononcée par Nicolas Forray, IGREF, président de la section milieux, ressources et risques au Conseil général de l’environnement et du développement durable. Il rappelle que la notion de « nuisibles » n’est plus en vigueur depuis le Journal Officiel du 9 août 2016. Et il évoque des souvenirs personnels : sa poule rousse tuée par une fouine ; de nouveau des bleuets dans un champ de colza ; les battues administratives aux sangliers ; les coquilles Saint-Jacques victimes des diatomées durant la saison 2003/2004 ; la ville de Giens qui commande des pierres sciées pour ses rues et introduit la capricorne asiatique avec les palettes importées de Chine ; la renouée du Japon ; la graphiose de l’orme ; la processionnaire du pin qui remonte avec le réchauffement ; la jussie envahissante, suscitée par l’aquariophilie ; l’écrevisse de Louisiane en Brenne ; enfin, les lapins qui envahissent le cimetière de Caen et s’installent dans les tombes !

Il revient à Rémi Luglia, historien de l’université de Caen, cheville ouvrière du colloque, de définir brièvement le thème des deux journées. « Qu’est-ce qu’un « nuisible » ? Les sauterelles ? La peste ? L’ortie qui fait de très bonnes soupes ? La ronce qui désespère le jardinier mais offre de délicieuses mûres ? En résumé, c’est la part du vivant qui porte préjudice à l’homme. Malgré la récente loi sur la reconquête de la biodiversité, on peut dire que le « nuisible » bouge encore ».

La conférence inaugurale a été confiée au sociologue André Micoud, directeur de recherche honoraire au CNRS. Il évoque des cas flagrants d’invasion comme les deux millions de chats harets qui écument l’Australie et aussi les crapauds-buffles. Il distingue deux sortes de citoyens : les amis des animaux, qui veulent éviter la souffrance animale ; et les protecteurs de la nature, qui veulent les aider à vivre ou à survivre. Le chercheur plaide pour « le vivre ensemble de la communauté biotique », c’est-à-dire la Terre entière. Il observe qu’il y a des populations d’oiseaux, mais pas de peuples. Le titre du film Le peuple migrateur est plus vrai en anglais : Travelling Birds.
S’agissant des nuisibles, il faut d’abord reconnaître la nature éthique du problème, reconnaître ensuite leur droit à l’existence (l’existence d’autrui), puis se demander quelle instance peut faire respecter ce droit. Les nuisibles sont des gêneurs, des intrus, des êtres malfaisants ou emmerdants. Lire à ce propos l’ouvrage de Vincent Descombes, Le raisonnement de l’ours, au Seuil. Une reprise de La Fontaine où l’ours tue la mouche avec un pavé sur le visage de l’homme.

Le 17 février 2016, le Conseil supérieur du patrimoine naturel et de la biodiversité (CSPNB) a rendu un avis sur le statut des animaux. Certains sont « sauvages » ou « libres ». Le Code rural s’en tient à l’animal sauvage (de silva, la forêt) et à l’animal domestique (de domus, la maison). On débouche alors sur le vivant/personne et le vivant/matière. En fait, le statut de l’animal est multiple : celui de l’élevage industriel ou du laboratoire de recherche, l’animal de compagnie, l’animal logo comme le panda du WWF ou le Hérisson de FNE, les animaux bagués et pucés, les animaux de zoo, et les animaux folkloriques.

Rémi Luglia rappelle que cette première session s’efforce de montrer que le nuisible est une notion historiquement évolutive. Dans l’Antiquité, le nuisible est envoyé par Dieu, donc respecté à sa façon. Il donne la parole à Laurent Lathuillière, forestier, naturaliste et entomologiste de l’ONF. Celui-ci évoque l’Atlas de 1825 où sont décrits les premiers insectes « ravageurs ». On fait alors la chasse aux scolytes, dont il existe 150 espèces ! C’est la larve qui mange le bois. En 1895, on découvre le bombyx du pin, et en 1904 le bostryche, puis le sténographe qui multiplie ses galeries sous l’écorce. On se livre alors à de lourdes opérations d’échenillage.

En 1998, on réévalue le rôle des insectes en forêt. Il y a ceux qui mangent le bois mort (nombreux) ou vivant (plus rares), comme le grand capricorne du chêne, qui est protégé. On constate finalement un faible pourcentage de ravageurs. Certains insectes nécrophores recyclent les cadavres. Aujourd’hui, les insectes sont considérés comme des bio-indicateurs de la valeur patrimoniale d’une forêt, comme la rosalie des Alpes, qui est protégée. On crée des îlots de sénescence, où le chêne peut suivre son cycle biologique complet. On ne parle plus de ravageurs, mais de révélateurs.

Sarah Beslagic, archéozoologue de l’université de Namur, explique alors comment la loutre est passée en Belgique du statut de nuisible à espèce protégée. L’animal est chassé au 18e siècle mais reste très abondant jusqu’au 19e siècle. Un arrêt royal de 1889 la déclare nuisible, au même titre que les braconniers. Entre 1889 et 1921, 4.000 loutres sont capturées en Belgique. En 1909, une peau vaut de 75F à 100F. On versera des primes jusqu’en 1965, alors que la loutre est sur la liste rouge de l’UICN dès 1964. Tout change ensuite : la chasse est interdite en Belgique en 1973, et l’espèce protégée en Wallonie en 1983.

Jean-Marc Moriceau, historien de l’université de Caen, retrace la gestion du loup au fil de l’histoire. Depuis l’Antiquité, c’est le plus grand ennemi. On crée la louveterie sous Charlemagne. Sous François 1er, on organise des huées au loup, puis des battues avec les paysans réquisitionnés. On mobilise parfois des milliers de gens pour tuer finalement trois loups ! Dans la France du 18e siècle, il est partout, sauf en Corse. On chasse le loup au bois de Boulogne. Les archives conservent des oreilles de loup ayant justifié une prime. Depuis Napoléon, la louveterie est bénévole. Les attaques de loup sont progressivement passée de l’ovin au bovin, puis au cheval, et enfin à l’homme jusqu’au 19e siècle. Il s’agissait alors de loups prédateurs, s’attaquant à des enfants gardiens de troupeaux, ou de loups enragés, cas plus fréquents. Les dernières primes ont été versée jusqu’en 1954.

Jérôme Fromageau, historien du droit, préside la deuxième séance (Le nuisible dans la loi). Il distingue les obligations légales de lutte et les habitudes illégales de lutte contre les « puants », les rapaces, fervents de rapine. « On ne protège la faune sauvage que de manière négative ». On passe progressivement de la police à la planification, puis à la gestion intégrée.

Aline Treillard, doctorante au CRIDEAU de Limoges, se demande si le législateur a peur des nuisibles. On distingue les espèces utiles et les espèces inutiles, les offensives et les inoffensives. Une espèce inutile et offensive est alors classée nuisible. Le terme nuisible sous-entend la peur et une part d’affect. La hiérarchisation du vivant est-elle justifiée ? Certains animaux sont « féroces », « voraces », « carnassiers », mais le critère déterminant pour les éliminer est la prolifération, le « pullulement », et d’autre part la proximité, qui justifie la légitime défense.

On en arrive au droit de destruction des espèces nuisibles, avec une liste nationale, une liste départementale et une liste établie par le préfet. Puis l’on passe à la protection des destructeurs de nuisibles. Au sommet de Rio, en 1992, est signée la convention sur la diversité biologique. Dès lors, on parle de service écologique ou écosystémique, et de fonctionnalité. La dernière loi française sur la biodiversité est un acte manqué. Le mot « nuisible » a disparu, remplacé par « espèces d’animaux non domestiques » et « espèces susceptibles d’occasionner des dégâts ». Mais on a conservé « destruction » au lieu de « régulation ». Et l’on conserve les battues administratives des bêtes qui menacent l’environnement. Mais quelle menace ?

Julien Astoul-Delseny est vétérinaire et juriste, depuis sept ans au ministère de l’environnement, où il travaille au bureau de la chasse et de la pêche en eau douce. Il explique que, ces derniers deux ans et demi, il y a eu sept lectures de la loi, pour aboutir à la suppression du mot « nuisible », remplacé par « susceptible d’occasionner des dégâts ». Aujourd’hui, les seuls animaux tuables par les propriétaires sont le renard, le blaireau, la fouine, le rat musqué, mais sous certaines conditions : « danger avéré ou imminent ». Au total, 17 espèces en France sont susceptibles de dégâts, dont le chien viverrin, le raton laveur, le ragondin et le vison américain (espèces invasives). Le ministère a reçu 550 demandes de classement et en a accepté 460. « Le dispositif ne satisfait personne ». Le préfet propose, le ministre dispose et le Conseil d’Etat tranche.

Renaud Bueb, historien du droit à l’université de Franche-Comté, constate qu’il n’y a pas de définition juridique du nuisible. La loi de 1844 y classe d’office les carnassiers et les rapaces. Au 19e siècle, le nuisible se détruit, selon un statut dérogatoire au droit de la chasse, qui ne s’occupe que du gibier. Par définition, le gibier est utile, sauf s’il prolifère comme le lapin ou le sanglier. Curieusement, certaines espèces ne sont jamais citées, comme l’étourneau ou le pigeon. Le pigeon de colombier est en effet utile, mais nuisible au moment des récoltes. De fait, bien des animaux sont alternativement utiles et nuisibles.

Observation de Valérie Chansigaud : « La peur est justifiée lorsqu’on a à faire à la rage, à la nématode du pin ou aux champignons qui tuent les salamandres ».

Ecologue et géographe à Montpellier, Raphaël Mathevet prend le cas de la Camargue. Un espace de 150.000 hectares aujourd’hui stabilisés, dont 30.000 hectares protégés. La Camargue est à 80% privée, avec une spécialité ancienne : la chasse au gibier d’eau. Le lapin de garenne faisait beaucoup de dégâts avant 1953 (la myxomatose). Les effectifs sont ensuite remontés mais on n’en parle plus. Le sanglier, lui, est venu tardivement en Camargue. Mais il s’est mis à pulluler dans les années 1970 et à faire des dégâts. Il a été classé nuisible dans le Gard et les Bouches-du-Rhône. Le flamant rose est très présent. On en a dénombré jusqu’à 20.000 certains hivers. En 2006, on a compté 72.000 couples nicheurs. C’est en 1978 qu’on a observé les premiers dégâts dans les rizières. Le flamant ne mange pas le riz mais piétine la boue pour débusquer les vers. D’où les pertes. Mais il n’y a pas d’indemnisation pour une espèce protégée. « L’autre est toujours responsable de la pullulation ou de la raréfaction ». Cas typique d’une coexistence difficile entre chasseurs, exploitants agricoles et protecteurs.

Sandrine Ruette, de la Direction de la recherche à l’ONCFS, explique comment l’Office établit des cartes de répartition des nuisibles. Il faut une présence « significative ». C’est ainsi qu’existent aujourd’hui la carte de répartition de la fouine, de la martre, du putois et de la belette. Pour le renard, on procède à des comptages nocturnes par les phares dans les yeux. Et beaucoup sont piégés ou tués. Mais l’addition des captures et des animaux observés vivants est impossible à faire. On ne connaît donc pas ses effectifs. Tout ce qu’on constate, c’est que les densités ne diminuent pas. Et les dégâts sont avérés : jusqu’à 13% de perte dans la volaille de Bresse élevée en plein air (renard, fouine et martre). Si le putois est en régression, c’est dû à la diminution des zones humides. Le choix des seuils ne dépend pas des scientifiques.

François Moutou, vétérinaire et épidémiologiste, spécialiste des mammifères, constate la différence entre le Catalogue raisonné des animaux utiles et nuisibles de 1878, et la loi de 1976. On protège donc le castor, l’ours et la loutre, mais il reste 17 espèces susceptibles d’être déclarées nuisibles. En 1981, on a oublié le grand hamster, dont le destin est sombre en Alsace. Pourquoi s’en prendre à la belette, « le plus petit carnivore du monde » ? L’hermine est maintenant privée de lapins et la genette (venue d’Afrique), plus omnivore, se fait rare. La martre, la belette et le putois ont été sortis de la liste infamante en 2002-2003. Mais on les a remis après les élections ! Quant à la rage, dont le renard est un vecteur, le dernier cas a été relevé en 1998. On a tué plus de 600.000 sangliers en 2016. Et l’on continue à piéger la taupe, qui ne fait que des taupinières.

Question : le putois, furet sauvage, adore le lapin. Or le lapin est dangereux sur les pistes d’aéroport. Roger Cans : « Si le grand hamster disparaît de France, c’est à cause du maïs, qui est une culture envahissante dans la grande plaine d’Alsace. Et si la perdrix, la caille et l’alouette disparaissent, ce n’est pas à cause du renard mais encore une fois à la suite du remplacement des céréales par le maïs ».

Il revient à Jean-Jacques Fresko, ancien rédacteur en chef de Terre Sauvage, d’animer la table ronde qui termine la journée. Il relève le lapsus d’un prédécesseur sur les « animaux susceptibles de provoquer des débats ». Justement, on y vient.

 Geneviève Gaillard, députée des Deux-Sèvres et rapporteuse de la loi biodiversité, constate : « On organise une battue pour quatre canards tués dans une cour de ferme. C’est l’homme le nuisible ».

 François Moutou : « Le bouquetin atteint de brucellose doit être éliminé. Mais plus la nature est riche, plus elle fournit les moyens de se défendre ».

 Benoît Chevron, président des chasseurs de Seine-et-Marne, chasseur, piégeur et agriculteur : « Eradication ? Non. Régulation. Je bondis lorsque je vois une corneille qui crève les yeux d’un petit lièvre ».

 Jean-Philippe Siblet, du Muséum et SPN : « On vit dans l’anthropocentrisme. Les goélands nous envahissent : à cause des décharges. En Camargue, les flamants roses étaient là avant le riz. Et les moustiques aussi, qui ont sauvé le site. Lorsque je retrouve un bouquet d’éphémères dans mon assiette, je ne vais pas les passez au napalm ! Même les bernaches du Canada nous gênent, parce qu’elles souillent les plages des bases de loisirs… ».

 Baptiste Morizot, philosophe à l’université d’Aix-Marseille : « Depuis la Genèse, toutes les espèces sont au service de l’homme. Celles qui refusent ce service doivent être éliminées. Le loup est un diable qui dévore les ouailles du pasteur. La nature est une œuvre inaboutie. John Muir, le pionnier américain : « Aucune espèce n’est créée au service d’une autre ». Aucune espèce n’est nuisible en soi, mais pour qui, pour quoi ? Certaines espèces nuisent à d’autres, qui elles aussi nuisent à d’autres.

 Geneviève Gaillard : « La nature a une valeur intrinsèque sans rapport avec son utilité ».

 François Moutou : « Les prédateurs ne régulent pas, ce sont les proies qui régulent. La régulation, ce n’est pas écologique ».

 Jean-Philippe Siblet : « Il faut une conception naturo-centrée. La perruche à collier, nouvelle venue en France, est-elle nuisible ? Le public l’aime.

 Renaud Bueb : « Avec les nuisibles, on retombe dans les périphrases « aveugles/non-voyants », « vieux/personnes âgées ». C’est puéril ».

 Baptiste Morizot : « Au Japon, les riziculteurs souhaitent la présence du loup pour les débarrasser des cervidés ».
*
Mercredi 1er février

A la reprise des travaux, Rémi Luglia souligne que le nuisible est une notion de droit. Et le président de séance, François Moutou, l’affirme : « L’espèce envahissante, c’est nous ! »

Valérie Chansigaud, historienne de l’environnement à l’université Paris-Diderot, annonce d’emblée qu’elle préfère « envahissant » à « invasif ». Elle remonte à Charles Elton (1900-1991), qui a publié en 1958 The Ecology of invasions by animals and plants. C’est un début de biogéographie historique. On constate alors des « bouffées épidémiques » comme la peste, l’oïdium de la pomme de terre, ou l’expansion de l’écureuil gris. Avant Elton, il y a eu Alfred Wallace (1823-1913), qui a publié en 1876 un ouvrage sur la distribution géographique des animaux. Les espèces envahissantes ont à leur façon un rôle écologique : le phylloxera, venu d’Amérique en 1863, détruit un million d’hectares de vigne en 1880. Un papillon comme la spongieuse peut ravager un arbre européen introduit en Amérique. La salamandre peut être décimée par un champignon, la Chytride. A ce propos, on peut se référer à la théologie naturelle d’Alexander Pope. Chez nous, nous assistons à l’invasion de l’herbe de la pampa, et même au poisson clown dans nos aquariums. Au bord du canal du Midi, nous avons planté 42.000 platanes, espèce exotique devenue patrimoniale. Ils sont aujourd’hui attaqués par des champignons pathogènes. D’une manière générale, le rôle des échanges commerciaux est plus important que le boom démographique.

Une étude de cas avec Nathalie Udo, du CNRS de Rennes, qui s’est penchée sur l’ajonc d’Europe dans l’île de la Réunion. L’île a connu diverses introductions comme le lapin de garenne, le ragondin et le cerisier tardif. Mais la plus ancienne est celle de l’ajonc d’Europe, qui remonte à 1820. On l’a d’abord considéré comme utile, puis « patriotique » (rappelant la Bretagne et la France), puis plante « paysagère ». Aujourd’hui, il est considéré comme nuisible, et même invasif. Avec l’extension des pâturages, il est devenu une « peste végétale », mais les éleveurs gardent le silence.

Loïc Marion, de l’université de Rennes, présente le cas de l’ibis sacré d’Egypte, échappé d’un zoo breton et aujourd’hui répandu dans l’Ouest de la France. « Les extinctions dues aux espèces invasives sont rares, sauf dans les îles du Pacifique », précise-t-il. Mais se développe la « bioxénophobie ». Ainsi, le hibou grand-duc est considéré en Grande-Bretagne comme un envahisseur du continent, donc bon à tuer. Comme chez nous l’ibis sacré ou la bernache du Canada. L’ibis n’a pourtant pas un bec de prédateur, mais plutôt d’éboueur. Voilà 14 ans qu’il vit dans le lac de Grandlieu, en mangeant des larves d’éristales. Depuis l’invasion des écrevisses de Louisiane, en 2007, il en mange et se montre donc plutôt utile. Il n’est pas dangereux pour la guifette noire en dehors de certaines périodes. Lorsqu’il mange des œufs de sternes caugek, c’est que le nid a été attaqué par un renard. Une espèce allochtone n’est pas forcément nuisible, comme on le constate avec les oiseaux venus d’Afrique comme l’aigrette garzette, le héron crabier et le héron garde-bœuf. En fait, l’ibis sacré reste cantonné à la Loire-Atlantique et au Morbihan, associé à la spatule. Sur ordre du préfet, 7.700 ibis ont été tués par tir et les œufs détruits, d’où une désertion de la colonie.

Farid Benhammou, géographe de l’université de Poitiers, enfonce le clou : « L’ibis sacré, c’est une nouvelle affaire Dreyfus ou d’Outreau, qui repose sur la xénophobie, comme pour l’ours slovène introduit dans les Pyrénées. On a à faire à une gestion administrative punitive, menée par des énarques ignorants des choses de la nature ».

Léo Martin, doctorant du Muséum, retrace l’histoire du lapin de garenne dans les parcs départementaux Georges Valbon et du Sausset (Seine-Saint-Denis). La présence du lapin est signalée en 1979. On installe des enclos grillagés en 1983. Puis, en 1989, on le chasse au furet, selon une « gestion harmonique ». En 1990, il est classé nuisible car il écorce les arbres et creuse des galeries partout. La cerisaie est attaquée en 1992. On procède donc aux premiers comptages en 1993, et les premiers tirs de nuit en 1995. En 1996, les comptages sont systématiques et on entreprend un nourrissage des lapins au Sausset. Un article de presse fait sensation en 1997 : 15.000 arbres tués par les lapins ! On installe des palplanches en profondeur et on fait appel à une entreprise de régulation. On procède à diverses opérations de bouchage et rebouchage des galeries en 2004. Le site est classé Natura 2000 en 2006. L’entreprise de régulation se retire en 2014, mais elle est ensuite rappelée !

La séance suivante est modérée par Jean-Marc Moriceau, historien de l’université de Caen. La parole est donnée à Fabrice Guizard, médiéviste de l’université de Valenciennes. Il souligne que le nuisible n’existe pas au Moyen-Age, ni l’espèce. Nuisible n’est pas un mot latin. C’est nocens (coupable) ou nefas (néfaste). Animaux néfastes : le serpent, le scorpion… et la femme ! Le moine Isidore de Séville distingue le pecus (bétail) des bestiae (bêtes sauvages). Toutes les bêtes sauvages sont considérées comme nuisibles, même la belette qui mange pourtant les souris. On méprise tout ce qui vit au sol. Au 9e siècle, les sauterelles remontent jusqu’en Allemagne, où les paysans peuvent chasser. L’animal est nuisible lorsqu’il est en nombre, mais inoffensif individuellement.

Rémi Beau, philosophe de l’université de Nanterre, s’interroge sur le rôle des friches, « espaces nuisibles ». A la fin du 18e siècle, les friches sont très critiquées. Une terre en jachère, c’est un mauvais paysan. En 1989, Eric Fottorino publie La France en friche. L’agriculture intensive entraîne la déprise agricole et les friches, que le ministre de l’agriculture, Michel Cointat, considère comme « une lèpre qui dévore les paysages ». Aujourd’hui, le point de vue est inversé : la friche est une opportunité pour le « sauvage », la « wilderness ». On passe de la ruralité à la féralité : les animaux retournent à la sauvagerie. D’un constat d’échec, on nourrit un nouvel espoir.

Rémi Fourche, historien à l’université de Lyon 2, revient sur les attaques de la vigne : l’oïdium en 1845, combattu avec le soufre, le phylloxera en 1868, puis le mildiou en 1878, combattu avec la bouillie bordelaise. Aux Etats-Unis, le doryphore attaque la pomme de terre, d’où l’emploi de l’arsenic. La première revue d’entomologie appliquée paraît en 1867. Jean-Henri Fabre publie Les ravageurs en 1870 et Les auxiliaires en 1873. « Nous récoltons ce que les parasites nous laissent », répète-t-on. Par la suite, les batraciens et les taupes sont réhabilités. Il y a même un marché aux crapauds à Paris. En 1912, on importe d’Australie des cages à coccinelles, premier pas vers la lutte intégrée, qui viendra beaucoup plus tard. En 1943 paraît en Suisse La défense des plantes cultivées. En 1970 est créée l’Union des industries pour la protection des plantes (UIPP). En 1972, les pesticides sont homologués en France avec la bénédiction de Bernard Pons, ministre de l’agriculture. Aujourd’hui, on prône la lutte intégrée, mais les pesticides sont toujours en première ligne.

Reprise l’après-midi sous la présidence d’Isabelle Parmentier, historienne de l’université de Namur.

Geneviève Profit, des Archives nationales, dresse un tableau historique édifiant de la traque aux nuisibles. Cela commence au 8e siècle avec la louveterie, puis les loutriers. Multiples ordonnances enjoignant de tuer loups, renards, blaireaux, etc. L’épisode de la « bête du Gévaudan » (1764-1767) est bien documenté. Comme des femmes et des enfants sont massacrés, un plan de chasse est organisé en Margeride, avec 4.500 rabatteurs et 150 tireurs, de 8h à 14h. En vain. Dans les archives du grand veneur de Versailles (la Maison du Roi), en 1816, on enregistre tous les paiements pour les animaux tués. Le cas du doryphore est lui aussi bien documenté : venu du Mexique aux Etats-Unis, il apparaît en Allemagne en 1870, puis en France après 1918. Il fait l’objet d’une lutte obligatoire, où l’on embauche les scolaires. A l’époque, le moineau est considéré comme un grand prédateur de grains dans les champs, avant la moisson, puis dans les granges après la récolte. On lutte aussi contre la pie, le geai et le corbeau. On demande aux éleveurs de chèvres de ne plus laisser leurs bêtes gambader et de les enfermer. On redoute l’ours en Ariège et les termites en Charente. Les archives conservent d’innombrables inventaires de primes versées pour la destruction de nuisibles. Les comptes étaient tenus au jour le jour, espèce par espèce.

Nicolas Baron, historien à l’université de Lyon 3, retrace le parcours de la rage depuis son apparition en Moselle en mars 1968, en provenance de Pologne. Le problème est suivi par le laboratoire de la rage et de la faune sauvage de Nancy, qui se concentre sur le renard. Un pic de l’épidémie est atteint en 1989, avec 38.000 cas recensés. La contamination est accélérée par le rut, en janvier, puis par la dispersion des renardeaux en octobre. L’animal enragé perd toute prudence et s’en prend aux bêtes à cornes. 3.600 d’entre elles ont été mordues et donc tuées ensuite. La lutte contre le renard devient impitoyable : 11.000 renards tués au tir de nuit, tanières gazées à la chloropicrine. En 1983 et 1984, on a tiré 300.000 renards. Le dernier cas de rage a été enregistré en 1998.

William Riguelle, historien de l’université catholique de Louvain, évoque la lutte contre la peste en Belgique. En 1666, à Liège, on demande à la population d’enfermer les animaux. On tue les animaux errants dans les rues, surtout les chiens. A Londres, en 1665, 40.000 chiens ont ainsi été tués. Or c’est la puce du rat qui transmet la peste et on ne le chasse pas ! On tue aussi les chats, prédateurs du rat ! Intervention de la salle : « C’est l’arrivée du surmulot qui a éradiqué la peste en chassant le rat noir ».

Le thème final, le nuisible et la mer, est modéré par Martine Bigan, chargée de mission espèces marines au ministère de l’écologie (2005-2014).

Patrick Le Mao, d’IFREMER, évoque le cas des hermelles, ces vers marins qui s’entourent de sable et forment de véritables récifs, comme dans la baie du Mont-Saint-Michel. A leur égard, on est passé de l’animal nuisible à l’espèce patrimoniale. Mais, lorsque ces hermelles sont apparues en 2010 dans les zones ostréicoles, on s’est demandé s’il y avait menace. S’agissant des herbiers de zostères, autrefois très répandus et considérés comme utiles, ils ont commencé à disparaître vers 1930, puis ont entamé leur retour dans les années 1970. Dans les îles Chausey, en 1924, on se félicitait de la présence des zostères. Mais voilà qu’en 1983, on découvre qu’elles gênent les pêcheurs à pied et les baigneurs ! Autre cas mieux connu : la crépidule. Ce coquillage américain a fait son apparition en France en 1930. On a lutté contre elle en l’aspirant à la drague suceuse. On en récoltait alors des tonnes et des tonnes, pour les détruire. Puis on a découvert que les crépidules formaient au sol des dallages remplaçant avantageusement les anciens dallages d’huîtres plates. Et on en a même fait des « berlingots de mer ». De même, la palourde japonaise fait aujourd’hui le bonheur des pêcheurs à pied professionnels.

Jérémie Brugidou et Fabien Clouette , doctorants à Paris 8, soulignent que la mer, en soi, est un milieu dangereux. Les marins embarqués sur un chalutier font un métier dur, payé à la récolte, les « godailles ». Le requin est rejeté en mer. On n’aime pas la pieuvre, qui pille les casiers à langoustes. Victor Hugo, avec Les travailleurs de la mer, et Jules Verne, avec Vingt mille lieues sous les mers, vont porter à son paroxysme la crainte de la pieuvre, « monstre marin ». Le pêcheur hauturier est le dernier chasseur cueilleur des temps modernes.

Daniel Faget, historien de l’université d’Aix-Marseille, reprend lui aussi l’image de la mer, milieu infernal plein de monstres marins, relique du chaos primordial et du déluge. Mais il axe son propos sur deux prédateurs : les dauphins et les marsouins, qui viennent manger les poissons prix au filet et détruisent ainsi les engins de pêche. Dans les années 1848-1851, on mène campagne contre eux en Méditerranée. En 1903, on fait appel à des torpilleurs qui mitraillent les dauphins, et plus tard à des avions au large de l’Algérie. En Mer Noire, la chasse est autorisée jusqu’en 1975 et les ports d’Odessa (Russie) et Trébizonde (Turquie) se spécialisent dans ce commerce. En Occident, la perspective se renverse dans les années 1950 avec Flipper le dauphin. Les cétacés deviennent des amis. Le diable, aujourd’hui, c’est le requin (Les dents de la mer). Et même les méduses !

Intervention de la salle (Roger Cans) : Lors d’un reportage en Corse, un pêcheur m’a dit : « j’ai deux ennemis, le phoque, qui fait un grand trou dans mon filet, et la tortue, qui en fait trois avec son bec et ses pattes ! ». Malheureusement, c’est de l’histoire ancienne, car le phoque moine et la tortue caouanne (Caretta caretta) ont justement été éliminés sur nos côtes. Restent les dauphins, les marsouins, les baleines et même les cachalots…

La conclusion du colloque est confiée à Jacques Wintergerst, inspecteur général de la santé publique vétérinaire, adjoint au sous-directeur de la protection et de la valorisation des espèces et de leur milieu. Il constate que les images du nuisible changent avec le lieu et les circonstances. Le grand hamster était un nuisible dans les cultures, il est maintenant protégé, et même réintroduit. Le pissenlit semble une nuisance dans une pelouse bien entretenue, mais il est une salade appréciée lorsqu’on le cueille dans les prairies. De fait, le « nuisible » n’a aucun sens biologique.

Roger Cans


Par Roger Cans
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