Histoire de la protection de la nature et de l’environnement
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AMIGUES Gilbert, Léopold, Marius (1929-2018)

Gilbert Amigues est né le 21 mai 1929 à Lodève (34), en bordure du Larzac. Il se souvient avoir mené, enfant et adolescent, une existence campagnarde : « j’étais chasseur, j’étais pêcheur ; on allait aux écrevisses, aux champignons, aux asperges sauvages ». Il vient d’un milieu enseignant. Son père, Fernand, est instituteur ; sa mère, Jeanne Condamine, veuve très jeune, a travaillé comme comptable à l’hôpital de Lodève. Sa sœur, Suzanne, de huit ans sa cadette, deviendra professeur de grec ancien à l’université Paul Valéry de Montpellier et se spécialisera dans l’étude des végétaux dans le monde hellénistique.
Lui-même opte pour l’Institut National Agronomique (1948-1950) puis l’École Nationale des Eaux et Forêts (1950-1952). L’enseignement des futurs ingénieurs comporte alors trois volets d’importance sensiblement égale : botanique forestière et gestion forestière ; sciences de l’ingénieur (résistance des matériaux, restauration des terrains de montagne) ; droit forestier. Gilbert Amigues acquiert à Nancy de solides notions juridiques et un goût pour le droit qui ne se démentira pas.
Il qualifie de « très difficile » son début de carrière, à Djelfa, dans le Sahara algérien, comme conservateur au sein d’une chefferie. Il y passe sept années, en pleine guerre d’Algérie. En 1959, il est nommé à Compiègne, comme adjoint au conservateur des eaux et forêts. Il y épouse Gabrielle Vial, originaire de Nice, professeure agrégée de lettres classiques dans l’enseignement secondaire. Le couple a deux enfants, Michel et Sylvie, nés prématurément et tous deux décédés à quelques semaines.

L’arrivée en Haute-Savoie et la mesure des menaces sur la nature

Son poste suivant est en Haute-Savoie, où il arrive en 1961 et qui devient son pays d’adoption. En 1965, le corps du Génie Rural et le corps des Eaux et Forêts fusionnent. Gilbert Amigues voit là une modification majeure, qu’il juge avoir été indispensable à une administration des Eaux et Forêts devenue vieillotte mais dont il constate qu’elle a poussé à la destruction des milieux naturels, par le système des honoraires indexés sur le montant des travaux réalisés. Lui-même se verra d’ailleurs régulièrement reproché par nombre de ses collègues de faire baisser le niveau des rémunérations. Son service est affecté à la Direction Départementale de l’Agriculture (DDA), où il s’occupe des questions de forêt, chasse, pêche et de la gestion des lacs d’Annecy et du Léman.
Les enjeux de protection de la nature et de l’environnement sont encore très peu évoqués – le ministère de l’environnement ne sera créé qu’en 1971. Mais la modernisation bat son plein dans tout le pays et particulièrement en Haute-Savoie. Effaré par l’ampleur et la multiplication des atteintes aux milieux naturels et aux espèces, Gilbert Amigues considère qu’« il [est] temps de faire quelque chose, de mettre certains morceaux de la nature en conserve, pour l’avenir ». Il lutte par exemple contre les dépôts d’ordures, qui prolifèrent : « je me suis battu chaque fois que je pouvais, c’est-à-dire chaque fois que le dépôt d’ordures polluait une rivière. J’ai distribué et fait distribuer des quantités de PV ». Il voudrait aussi suivre l’exemple de la Savoie qui s’est doté en 1963 d’un parc national.
En quête de conseils sur les priorités de protection, il se tourne vers les scientifiques du jardin botanique de la Jaÿsinia, à Samoëns, où viennent travailler notamment le professeur Henri Humbert (1887-1967), Henri de Leiris et Robert Moreau. Ils désignent le Haut-Giffre, proche de Samoëns, et le Buet et l’encouragent à créer un parc national sur des terrains sédimentaires, pour compléter ce qui a été réalisé en Savoie. Tout au long de sa carrière, Gilbert Amigues cultivera les liens avec les scientifiques. Il attend d’eux qu’ils lui indiquent les milieux et les espèces les plus intéressants et les plus menacés et cherche ensuite quels instruments administratifs et juridiques permettraient de les protéger. Il entretient des relations étroites et amicales avec nombre d’entre eux, parmi lesquels il cite aussi les professeurs Philippe Lebreton et Lucien Richard, ou encore l’ornithologue genevois Paul Géroudet (1917-2006). Cependant, l’idée de créer un parc national en Haute-Savoie est mal accueillie, aussi bien dans la capitale, à Paris, au ministère de l’environnement, que dans le département. Son projet, qui lui tenait à cœur, était de développer ce parc national du Léman au Mont Blanc en y intégrant les protections existantes ou en projet telles que les réserves de chasse, les réserves naturelles, les sites classés et inscrits et d’autres mesures de protection. Mais une telle configuration, en une sorte d’archipel réglementaire, aurait conduit, à cette époque, à déroger aux critères d’établissement des parcs nationaux (périmètre unique radio concentrique, réglementation, notamment de la chasse, homogène sur l’ensemble du parc, …) et à des difficultés de gestion d’un tel ensemble par un établissement public. Il n’a pas réussi à convaincre le Conseil National de Protection de la Nature (CNPN) et le ministère de l’environnement de la faisabilité de son projet fait de pragmatisme et d’un pari sur l’avenir. Ce pari consistait pour Gilbert Amigues à considérer qu’une évolution des mentalités de ses interlocuteurs locaux se produirait avec le temps et qu’il finirait par obtenir de nouvelles concessions pour parachever son projet.

La création d’un réseau de réserves de chasse puis de réserves naturelles

À défaut de pouvoir créer un parc national, Gilbert Amigues s’appuie dans un premier temps sur la loi Verdeille de 1964, qui crée les associations communales de chasse agréées (ACCA), pour constituer un réseau de réserves de chasse en Haute-Savoie. La loi oblige à mettre en réserve au moins 10 % du territoire de chasse ; dans plusieurs communes, Gilbert Amigues persuade les chasseurs d’aller bien au-delà. Il a définitivement cessé de chasser pour éviter toute accusation de favoritisme mais il entretient avec les milieux cynégétiques des relations dans l’ensemble cordiales. Beaucoup d’associations acceptent assez facilement de mettre en réserve des surfaces importantes mais à peu près vidées de leur gibier ; il revient sans relâche à la charge pour convaincre les récalcitrants. Au final, les réserves de chasse couvrent plus de 70 000 hectares. Le résultat est substantiel mais, de son point de vue, très insuffisant : si les réserves de chasse permettent de reconstituer les populations d’ongulés sauvages, elles sont impuissantes contre les promoteurs de stations de sports d’hiver et les exploitants de gravières. Or, Flaine et Avoriaz sortent de terre à la fin des années 1960 et les marais du Haut-Rhône, qui constituent un important couloir de migration des oiseaux entre l’Europe du Nord et la Camargue, sont « en train d’être massacrés ».
Gilbert Amigues s’oriente alors vers la réserve naturelle, mieux acceptée que celle de parc national, du moins à Paris. Il initie la formule de réserves naturelles d’intérêt général, c’est-à-dire des réserves dont l’intérêt scientifique et naturaliste est disséminé sur une grande superficie, de plusieurs milliers d’hectares et dont la réglementation protectrice est adaptée à cette géographie. Il décide de commencer par Chamonix, même si on est là en plein milieu cristallin, parce qu’il entretient de bonnes relations avec le maire, l’alpiniste Maurice Herzog (1919-2012). Avec le soutien actif du secrétaire de mairie, Yves Pungier, il obtient la création de la Réserve naturelle des Aiguilles Rouges (1974), également défendue par Jean Eyrehalde (1922-2008) qui prend en charge la gestion de la réserve.
C’est à cette période qu’il est chargé d’effectuer une mission d’une semaine pour la mise en place du parc national des Cévennes, récemment créé (1970), du fait de sa connaissance de la région et de ses habitants.
En Haute-Savoie, son travail aboutit à la création de six autres réserves naturelles en l’espace de quelques années seulement. Trois d’entre elles sont en plaine : celles du Bout-du-Lac (1975), du Roc de Chère (1977) et du delta de la Dranse (1980). La création de la réserve du Bout-du-Lac se heurte à d’importants intérêts économiques et financiers et est particulièrement conflictuelle. Le maire de la commune de Doussard, M. Malefroid, qui est aussi conseiller général défend un projet de marina et de nombreux habitants s’opposent à une initiative qui les prive de la possibilité de vendre un jour un terrain avec vue sur le lac d’Annecy. Mais le site est particulièrement intéressant sur le plan naturaliste et menacé par la mise en place du collecteur de ceinture du lac : Gilbert Amigues persévère, obtient le soutien du Préfet Coury et l’emporte. La création de la réserve du Roc de Chère ne répond en revanche pas à de graves menaces immédiates. Mais elle a été un terrain d’étude privilégié pour les pionniers de la phytogéographie, dont Ernest Guinier (1837-1908), qui ont mis en évidence la présence, sur une surface réduite, de plantes méditerranéennes et de plantes arctiques. Dans le Delta de la Dranse, la motivation initiale est de protéger la sterne pierregarin, dont Paul Géroudet a indiqué à Gilbert Amigues qu’elle nidifiait sur les îlots pierreux du delta. Les trois autres réserves — de Sixt-Passy (1977), des Contamines-Montjoie (1979), de Passy (1980) — concernent les milieux montagnards. La création de toutes ces réserves nécessite de patientes négociations, à tous les niveaux et un important travail préparatoire à la rédaction des décrets, menés tambour battant.
Gilbert Amigues est en effet convaincu de la nécessité d’aller vite car les aménageurs s’activent de leur côté. Il fait le choix du pragmatisme et négocie la répartition de l’espace entre développement économique et protection de la nature. À Chamonix, il réclame le versant des Aiguilles Rouges et abandonne le versant opposé aux aménageurs. Quelques années plus tard, il procède de même aux Contamines-Montjoie. Malgré toute sa détermination et son habileté, certains de ses projets de création de réserve naturelle échouent : le Conseil National de Protection de la Nature (CNPN) rejette le projet de Vacheresse, dans le Chablais, selon lui en raison du nombre de réserves naturelles déjà créées en Haute-Savoie. Dans les Aravis, il se heurte à l’opposition de son propre supérieur hiérarchique, le directeur départemental de l’agriculture, et du Préfet. Au Salève, ce sont les éleveurs suisses qui exploitent le site et les chasseurs, qui trouvent là une occasion de manifester leur mécontentement à l’égard des plans de chasse, qui font capoter le projet.

Protéger et réintroduire des espèces animales

Simultanément, Gilbert Amigues se lance dans la protection d’espèces animales, faisant jouer ses relations dans les milieux scientifiques, administratifs et militaires. Sur les conseils d’ornithologues, il fait installer des paniers en osier dans des arbres du bord du lac d’Annecy pour faciliter l’installation du harle bièvre (Mergus merganser). Mobilisant ses relations dans l’Armée, nouées au moment de la guerre d’Algérie, il obtient que des chasseurs alpins surveillent nuit et jour les aires de faucon pèlerin, alors en grande difficulté, pour empêcher les braconniers de les piller, ou encore que des charniers destinés aux grands rapaces soient alimentés par des hélicoptères de l’armée de l’air. Il joue un rôle majeur dans la réintroduction de plusieurs espèces disparues de Haute-Savoie. Il rencontre Marcel Couturier (1897-1973), grand spécialiste de l’espèce et obtient des autorités suisses la vente de bouquetins et des douanes françaises qu’elles se montrent accommodantes lors du passage des animaux à la frontière. Il commente sobrement : « eh oui, il faut faire des fois des entourloupettes ». Il œuvre aussi à la réintroduction de castors, venus de la vallée du Rhône. Il s’implique tout particulièrement dans la réintroduction du gypaète, dont l’image dans les livres scolaires, dans son enfance, a frappé son imagination. Il consulte les spécialistes de l’espèce, notamment les frères Terrasse et collabore étroitement avec Paul Géroudet. Le 15 juin 1973, il provoque avec ce dernier une réunion rassemblant des Français, des Italiens et des Suisses, au cours de laquelle est confirmée l’intention de réintroduire le gypaète dans les Alpes. Avec l’aide de son collaborateur Jacky Rimpault, il parvient à se procurer des oiseaux, notamment en se liant avec un directeur de zoo du canton de Vaud, et fait construire une volière au Petit Bornand.

La constitution d’un noyau de protecteurs à la DDA de la Haute-Savoie

Après plusieurs années, il finit par convaincre le ministère de lui adjoindre un collaborateur. Il choisit Jean-Philippe Grillet, qui le seconde à la DDA de 1974 à 1980. Il obtient ensuite un deuxième puis un troisième poste. Parmi ses proches collaborateurs, Gilbert Amigues cite Jean-Pierre Courtin, son adjoint au début des années 1980, qui crée l’Agence pour l’étude et la gestion de l’environnement (APEGE), et Jacky Rimpault, notamment sur la protection du gypaète. Il peut aussi compter sur des soutiens extérieurs à la DDA. Il s’appuie ainsi par exemple beaucoup sur Henri Renaud, un lieutenant de louveterie proche des scientifiques de la Jaÿsinia. Mais sa détermination à protéger la nature lui vaut aussi des ennemis, y compris à l’intérieur de sa propre administration : « il fallait avoir quand même la mauvaise tête que j’ai toujours eue et le mépris complet de mon portefeuille que j’ai toujours eu pour mettre ça en œuvre, parce que c’était plutôt mal vu ». Il reste pourtant à la DDA de la Haute-Savoie jusqu’en décembre 1984 et cette longévité très inhabituelle chez les IGREF lui est également reprochée.
Ses collaborateurs poursuivent son action après son départ, créant deux autres réserves naturelles (celles de Carlaveyron et du Vallon de Bérard) au début des années 1990, suivies par de nombreux arrêtés préfectoraux de protection de biotope.
Après avoir quitté la DDA de Haute-Savoie, Gilbert Amigues est inspecteur général à l’Office National de la Chasse, où il s’occupe de la police des polices (janvier 1985 - mai 1994), mettant à nouveau à profit ses compétences juridiques, essentiellement dans le domaine du droit de l’administration. Il est alors amené à se déplacer dans un grand nombre de départements français. Après son départ à la retraite (mai 1994), il reste dans le domaine du droit, en devenant conciliateur de justice.
Il est également membre de la commission des sites de la Haute-Savoie pendant ving-cinq ans.
Tout au long de sa carrière d’ingénieur des eaux et forêts, Gilbert Amigues a fait tout ce qui était en son pouvoir pour protéger la nature haut-savoyarde. Au mépris de ses intérêts personnels, il a longuement et patiemment œuvré pour faire du service environnement de la DDA de ce département un foyer de protection, hors-norme et sans équivalent, qui s’est prolongé sous d’autres formes après son départ. Ses compétences juridiques et administratives et une approche de la protection caractérisée par un mélange de pragmatisme, de diplomatie, d’habileté et de ténacité lui ont permis de limiter les pollutions et les destructions d’espèces et de milieux et de créer un important réseau de réserves de chasse et de réserves naturelles, à une époque et dans une région marquées par un très fort dynamisme démographique et économique.
Il est décédé à Veyrier-du-Lac, en Haute-Savoie, le 24 août 2018.

Sources :
 entretien avec Gilbert Amigues réalisé par Isabelle Mauz le 24 février 2003 ;

 informations complémentaires recueillies par Madame Annie Bastian auprès de Madame Amigues en décembre 2018.


Par Isabelle Arpin
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